Sécurité incendie vs bâtiments bois

Parmi de nombreux sujets abordés pendant toutes les éditions de Woodrise, celui de la sécurité incendie dans les immeubles en bois revient comme un boomerang. Où en sommes-nous aujourd’hui en France ? Y a-t-il une lumière au bout du tunnel ? Valérie Lasek, directrice générale de l’Établissement public d’aménagement (EPA) Bordeaux Euratlantique, et Serge Le Nevé, directeur adjoint du Pôle Industrie Bois Construction à l’Institut technologique FCBA, apportent des éléments de réponse. Interview croisée.

 Serge Le Nevé : « Un modèle économique viable pour fluidifier la production de bâtiments R + 2 à R + 8 passe par l’élaboration de solutions génériques. »
 Valérie Lasek : « Il y a un vrai besoin de cohérence entre les différentes politiques publiques. »
Photo : Sébastien Ledoux

En matière de bâtiments bois moyenne et grande hauteur, Bordeaux figure parmi les pionniers au niveau national avec des réalisations comme Perspective, le premier immeuble tertiaire R+7 réalisé en bois ou encore les tours Hypérion et Silva. Quelle place exactement occupe ce matériau dans les projets développés par l’EPA Bordeaux Euratlantique ?

Valérie Lasek : On a effectivement un peu d’antériorité et surtout une politique résolue et structurée de massification des procédés de construction bois d’une part et d’expérimentation des différents modes constructifs d’autre part. On demande aux promoteurs des engagements en termes de construction bois en s’appuyant sur l’expérience issue des premiers bâtiments réalisés sur le territoire de l’EPA.

En face d’Hypérion, première tour en bois livrée en 2021, on voit actuellement sortir de terre sa « cousine » Silva. Ces deux tours font partie d’un quartier, celui d’Armagnac, où l’on a souhaité massifier la production d’immeubles en bois avec au total 15 bâtiments. Ils vont couvrir différentes fonctions – du parking aux écoles, en passant par du résidentiel ou du tertiaire. À chaque fois, l’idée est de faire la démonstration que c’est non seulement possible, mais aussi dans des équations financières admissibles.

On essaie d’acculturer à la fois les populations, mais également les services d’instruction des permis de construire pour qu’ils s’adaptent à ces nouveaux procédés constructifs, à la manière dont on appréhende le risque incendie dans ces bâtiments… Et puis, in fine, on essaie d’aller au contact des usagers, salariés, habitants de ces immeubles, pour avoir leur retour d’expérience. Nous en avons besoin et il sera intéressant de le faire aussi à l’occasion de Woodrise.

La sécurité incendie fait partie des problèmes qui depuis des années se retrouvent parmi les plus importants obstacles au développement de la construction bois. Partagez-vous cette analyse dans le contexte des opérations bois de Bordeaux Euratlantique ?

Valérie Lasek : Il y a deux sujets d’ordres différents. Le sujet technique d’abord : pour éprouver les procédés constructifs, il faut que l’ensemble de la filière s’organise. Nous travaillons étroitement avec les promoteurs pour qu’ils répondent aux prescriptions que nous formulons en tant qu’aménageur. Cela fait partie de l’apprentissage de ces procédés-là qui changent radicalement des habitudes de la construction en France, encore dominée par le béton. Malgré les éventuels aléas, nous restons à leurs côtés pour que le retour au béton ne soit pas la première alternative proposée.

C’est avec ce rôle de prescripteur que Bordeaux Euratlantique impulse une stratégie ambitieuse de construction bois, ce matériau étant un véritable levier pour atteindre la décarbonation de l’acte de construire. C’est à la fois une fin en soi parce que l’on est convaincus qu’il y a un bénéfice bois sur toute la durée de cycle de vie et c’est également un moyen d’atteindre les seuils carbone qui sont compatibles avec la réglementation future. L’autre dimension est culturelle et concerne des évolutions dans la compréhension des réglementations actuelles qui sont très en silos.

Finalement, à cause de ces fragmentations, on a renforcé la prévention incendie au fur et à mesure. Après un incendie dans un parking par exemple, les règles se sont durcies. À l’ère du déploiement des véhicules électriques, les services instructeurs se posent de nouvelles questions en matière de sécurité… Le bois pose fatalement question dans la culture du risque en France.

C’est un élément que l’on n’utilisait plus ou très peu dans la construction moyenne et grande hauteur et qui paraît antagoniste, pour les équipes de sécurité incendie, avec le durcissement de la réglementation. On arrive à lever des freins un à un avec des études robustes, bien documentées, mais c’est un travail de longue haleine avec les équipes du SDIS (ndlr : Service départemental d’incendie et de secours) de Gironde.

Le 20 juillet 2021, la Préfecture de police de Paris a publié un document intitulé Doctrine pour la construction des immeubles en matériaux biosourcés et combustibles. L’éventuel impact de cette doctrine locale, extrêmement pénalisante pour le matériau bois sur la future réglementation incendie, inquiète les acteurs de la filière…

Serge Le Nevé : Tout le monde est d’accord sur le fait que la réglementation incendie, mise en place initialement, a été conçue pour les bâtiments multiétages, dans un environnement constitué de gros œuvre en matériaux incombustibles. Au travers de gros œuvre en bois, on va intégrer dans le bâtiment une quote-part de matériaux combustibles supplémentaires par rapport à ce qui est pris en considération par la réglementation : revêtements, équipements, mobilier…

Cela constitue quelque part un changement de paradigme. Le risque lié à la masse combustible mobilisable en cas d’incendie est appréhendé aujourd’hui, par exemple, dans les IGH puisqu’ils font l’objet de seuils (ratios de masse combustible). Pour autant, le risque induit par des bâtiments de 8 à 28 mètres n’est pas le même et il convient de définir des solutions sécuritaires adaptées en termes d’optimisation. Depuis quelques années, FCBA et la filière bois sollicitaient les pouvoirs publics pour prendre en considération une demande d’évolution de la réglementation nationale et éviter ainsi la multiplication de doctrines préfectorales distinctes, générées sous l’impulsion des services de secours qui ont à prendre leurs responsabilités au quotidien sur des réalisations.

Cette évolution réglementaire est lancée, mais elle ne doit pas aboutir à de la surabondance sécuritaire mettant à mal le tremplin induit par la RE 2020. Il y a lieu de définir des exigences adaptées aux niveaux de risques objectivés conduisant à des solutions optimisées et compétitives. La filière a commencé, depuis quelques années déjà, à travailler, scientifiquement parlant, dans ce registre – y compris sur l’autoextinction des bois apparents –, mais ce n’est pas le seul sujet de préoccupation. Un modèle économique viable pour fluidifier la production de bâtiments R + 2 à R + 8 passe par l’élaboration de solutions génériques.

C’est ce que la filière a entrepris pour la thématique « feu façade » depuis plus de dix ans. On a commencé à mettre le pied à l’étrier en 2010, avec les premiers essais LEPIR II en 2011, et depuis on a publié le guide Bois construction et propagation du feu par les façades qui évolue et s’enrichit régulièrement en nouvelles solutions. Sa quatrième version vient d’être diffusée. Il y a encore des sujets importants à aborder (balcons, bardages ajourés, incidence bois apparents intérieurs sur la propagation du feu en façade, impact finitions…) qui, pour certains d’entre eux, ont démarré, mais ce guide, qui n’est autre qu’une « Appréciation de laboratoire sur solutions génériques », au sens réglementaire du terme, constitue une vraie référence et donc un outil qui contribue à fluidifier l’émergence de solutions sur les chantiers.

Quelle est la situation concernant d’autres sujets que le « feu façade » ?

Serge Le Nevé : Jusqu’à présent, la filière n’a pas eu les moyens financiers de travailler sur toutes les grandes problématiques en même temps. Le sujet « feu façade » a déjà nécessité de gros investissements sur dix ans qui se poursuivent actuellement. Prenons par exemple le sujet du bois apparent. Quand peut-on le laisser apparent et en quelle quantité ? En plafond ? En parois verticales ? Avec ou sans sprinklage ? Sur quelles bases d’optimisation selon le type de bâtiment : ERP, logements, bureaux…?

On est en présence de réglementations différentes liées à des modes d’exploitation différents, avec des niveaux de risques différents. C’est une problématique complexe avec de nombreux paramètres influents à appréhender pour générer des solutions génériques sécuritaires. Il est nécessaire d’investir pour identifier des solutions optimisées. En termes de maturité globale vis-à-vis de bâtiments multiétages, et notamment en ce qui concerne la sécurité incendie, la filière en est à sa genèse, comme d’autres filières ont pu le vivre quelques décennies en arrière.

Cependant, au niveau sécurité incendie, la filière bois a œuvré sur l’identification des sujets techniques et scientifiques à travailler et à prioriser dans les grands investissements d’aujourd’hui et de demain. Ce recensement a été évidemment basé sur la jurisprudence apportée par des opérations concrètes sur le territoire, mais également par les points de sensibilité ayant émergé des échanges lors de réunions consultatives préréglementaires.

Suite aux Assises de la forêt et du bois, la filière a déposé un gros dossier d’investissements R&D dans le cadre d’un appel à projets lancé par l’Ademe l’année dernière (plan France 2030). Le projet a été lauréat et notifié récemment. Les financements de l’Ademe sont complétés par France Bois Forêt et le Codifab. Le consortium constitué pour ce projet rassemble CSTB, Efectis, FCBA – qui a le rôle de pilote et de sachant bois –, ainsi que l’association IBC et le bureau d’études Elioth (Egis). On va donc poursuivre le travail en espérant pouvoir arriver d’ici trois à cinq ans à une fluidification pour les bâtiments multiétages à base de bois.

Est-ce que le durcissement de la réglementation sécurité incendie dissuade les promoteurs de se lancer dans les projets à base de bois ?

Valérie Lasek : Les promoteurs craignent l’ajout de nouvelles complexités. En tant qu’Établissement public d’aménagement, notre rôle est de prendre en charge une partie de cette complexité et de les accompagner. Pour ce faire, nous avons d’une part cette relation privilégiée avec FCBA et d’autre part des échanges fréquents avec le SDIS de Gironde. Il s’agit d’échanger dans un contexte où la réglementation n’est pas homogène au niveau national et relève d’appréciations locales.

Dans ce contexte, la prévention maximale et la recherche d’une moindre responsabilité peuvent être prônées, ce qui, in fine, pénalise les projets et la massification de la construction bois. Une doctrine nationale, précise sur les attentes en matière de sécurité, permettant l’évaluation des actions mises en œuvre dans le montage du projet, faciliterait les phases d’instruction. On en a besoin pour ne pas se retrouver la veille du délai limite d’instruction d’un permis à devoir tout reconsidérer.

C’est cela qui coûte cher et qui met des freins, aussi culturels, à l’adoption de ces procédés constructifs plus complexes. Le temps joue contre nous parce que l’on a des orientations qui nous poussent à aller vers la neutralité carbone en 2050 et le bois est un élément essentiel pour y arriver.

Si l’on tergiverse, si l’on annonce des délais de montage de projets où on les rend impossibles économiquement, on n’est pas au rendez-vous des obligations que la loi nous impose et qu’on est censés accompagner sur le terrain en tant qu’aménageur d’État. Il y a un vrai besoin de cohérence entre les différentes politiques publiques. L’idée à travers le congrès Woodrise est de mettre autour de la table toutes les parties prenantes pour que l’on se fasse cette culture commune. Et ce, à la lumière des retours d’expérience et du partage des pratiques.

Serge Le Nevé : Faire de la R&D, notamment dans le domaine de la sécurité incendie, où l’on a souvent recours à de la grandeur d’emploi en termes de corps d’épreuves pour des essais, coûte extrêmement cher. Un essai constitue quasiment un mini-chantier. Si, pour chaque configuration constructive, chaque acteur devait investir en fonds propres pour des évaluations propriétaires, ce serait prohibitif et impossible. Pour le tissu de PME et PMI que nous avons en France et qui est susceptible de se développer sur les bâtiments multiétages, il est absolument nécessaire de faire émerger le plus de solutions génériques possible.

Il y va de l’équilibre économique de la filière sur ce marché de demain. Prenons l’exemple de la justification de bon comportement de traversées de gaines sur les planchers en cas d’incendie. Dans le gros œuvre béton, les marques commerciales qui se développent dans ce registre ont entrepris leurs essais depuis des années déjà et possèdent des éléments de preuves.

Sur des chantiers en gros œuvre bois, elles n’en disposent pas suffisamment encore, car elles font le constat d’une disparité au niveau de solutions mises en œuvre (CLT, poutre en I, ossature bois, bois-béton…) avec diverses variantes, et investir sur chaque configuration est prohibitif. On imagine donc des études collectives pour faire émerger des cas enveloppes pouvant ensuite permettre la fluidification de rapports d’essais incluant les principaux gros œuvre bois dans leurs champs d’applications.

C’est juste un exemple, mais il y en a un certain nombre de sujets analogues nécessitant des investissements importants et une forte mobilisation d’expertise pour faire émerger des solutions consensuelles au niveau national. La filière béton, par exemple, a fait ce travail il y a des années déjà.

Valérie Lasek : Oui, les solutions génériques peuvent devenir un sujet de compétitivité pour la filière bois et aussi un moyen de lobbying. Aujourd’hui, la filière béton est suffisamment structurée pour peser de tout son poids, tant qu’elle le pourra, par rapport à cet acteur émergeant qu’est le bois qui prend de plus en plus de place.

Quel rôle peut jouer Woodrise dans le développement de la construction bois en France ? Attendez-vous des résultats concrets par exemple dans le domaine de la réglementation sécurité incendie ?

Valérie Lasek : C’est un lieu de partage international. On va chercher de l’inspiration, se réassurer sur un certain nombre de paramètres. Il y a des pays qui ont de l’antériorité et une autre gestion de ces sujets-là, donc c’est toujours intéressant de se confronter à d’autres manières d’appréhender le risque incendie. Et puis c’est une question de mise sur agenda. En mettant ce sujet sous observation et avec cet effet de caisse de résonance, on va aller chercher à accélérer la prise de conscience des pouvoirs publics, l’organisation et la mise en cohérence de cette volonté de démocratiser l’usage du bois dans le bâtiment et pourquoi pas au-delà !

Serge Le Nevé : Les échanges techniques qui se tiennent dans le cadre du congrès Woodrise, notamment dans le workshop sur la sécurité incendie, permettent de réaliser des actualisations en termes de benchmark international. Et cela arrive d’ailleurs au bon moment avec le lancement de cette grosse étude R&D évoquée précédemment. Ce sera l’occasion d’amplifier les liens tissés avec un certain nombre d’experts internationaux qui pourraient être consultés dans le cadre de ces travaux.

Propos recueillis par Anna Ader

Cet article est extrait du numéro 133 du magazine Wood Surfer disponible sur Calameo.